Les fonctions de l’estampe en Italie varient peu par rapport au Nord de l’Europe. Les gravures religieuses jouent le rôle d’images de piété, de supports de la foi chrétienne. Il est difficile de savoir, faute de sources, à qui ces images pieuses étaient réellement destinées. Si, plus tard, l’estampe est devenu un moyen économique de diffuser l’image, y compris dans les couches les plus modestes de la population, on dispose de peu d’informations quant à la commercialisation des premières gravures italiennes. Etaient-elles réservées, comme celles qui illustrent les livres, aux élites ? Ont-elles pu entrer dans les intérieurs des classes intermédiaires, voire modestes ? Il semblerait qu’elles aient surtout circulé entre les mains des élites politiques et savantes, mais aussi entre les artistes, qui s’en servaient de modèles.
Comme vu plus haut, de par leur nature, les gravures sont en effet de formidables vecteurs de diffusion des styles et des modèles, que ce soit à l’intérieur de la péninsule ou entre l’Italie et l’Europe du Nord. Si certains artistes ont pu voyager entre les différents Etats et villes italiens, s’imprégnant et s’inspirant des œuvres locales rencontrées lors de leurs séjours, plus rares sont ceux qui ont pu traverser les Alpes. On songe ici à Jacopo de’ Barbari, l’un des premiers à s’être rendu en Allemagne et aux Pays-Bas, où il connut une carrière brillante. Il y retrouva notamment Dürer, qu’il avait déjà rencontré lors du voyage de ce dernier à Venise. La rencontre entre les deux artistes fut fructueuse. Leurs œuvres témoignent en effet d’influences partagées. De même, les gravures italiennes, en circulant entre les différents centres artistiques italiens, permirent aux artistes de s’inspirer des styles des uns et des autres, de reprendre des motifs, une iconographie spécifique, une manière de graver. Les gravures d’ornements servirent par ailleurs de modèles aux architectes et aux peintres décorateurs.
Les “gravures Otto”, à la forme circulaire caractéristique, étaient destinées à être collées sur des coffrets à bijoux, des boîtes de toilettes ou divers autres petits récipients précieux. Inutile de dire qu’elles étaient réalisées pour une clientèle aisée, voire prestigieuse. Certaines portent en effet les armoiries des Médicis. D’autres réservent, dans le décor, des encarts vierges, permettant à leurs propriétaires d’y inscrire leur nom ou leurs armoiries [Fig. 20].
Les gravures à portée symbolique, allégorique ou morale étaient d’évidence elles aussi destinées à une clientèle aisée et cultivée. Parmi elles, on trouve les fameux tarots. Chaque estampe qui les compose porte une signification précise, parfois complexe, et doit également être comprise au regard de la série entière. Ainsi en est-il des Tarots de Mantegna [Fig. 19], déjà évoqués plus haut. Les cinquante gravures qui forment cette série portent chacune une lettre, le nom de la figure représentée, et une numérotation en chiffres romains et arabes. Ces légendes permettent de classer les figures en cinq groupes, désignés par les lettres (E pour les différentes conditions humaines, D pour les neufs muses et Apollon, G pour les arts libéraux et les sciences, B pour les trois principes cosmiques et les sept vertus, et enfin A pour les planètes et autres sphères célestes). La numérotation en lettres est opposée à celle en chiffres, ce qui suggère deux sens de lecture possibles: de la condition la plus élevée, Dieu, à la condition la plus modeste, le mendiant, et inversement. L’ensemble des figures et leur classement constitue un support de réflexion sur l’organisation sociale et la place de l’Homme dans le cosmos, une modélisation humaniste de cette organisation. Il fallait donc, pour comprendre le sens de ces gravures (qui nous échappe partiellement aujourd’hui), avoir les codes culturels nécessaires, ce qui n’était pas à la portée de tout le monde. Certains auteurs, toutefois, voient dans les Tarots de Mantegna une manière ludique d’éduquer le peuple à l’aide de ces images.
Cette fonction de diffusion du savoir ou de l’information au plus grand nombre se retrouve dans les placards gravés, qui pouvaient être affichés aux portes ou au murs des églises et autres monuments publics. C’est le cas par exemple de La Prédication du frère Marc, attribuée au Florentin Francesco Rosselli [Fig. 21]. Cette gravure figure de manière symbolique un mont de Piété créé à Londres au XIVe siècle, et la prédication du moine franciscain Marco da Monte Santa Maria in Gallo, qui développa un établissement similaire à Florence. D’après les exemplaires qui sont parvenus jusqu’à nous, les gravures de placard étaient très minoritaires.