Les premières gravures au burin en Italie (2e moitié du XVe - début du XVIe siècle)

 

C’est à Florence, dès le début des années 1460, que la gravure au burin apparaît en Italie. Rapidement donc, des artistes ont transposé le procédé du nielle-estampe en gravant au burin des plaques métalliques, véritables matrices n’ayant pas vocation à être par la suite niellées. Les estampes obtenues, feuilles libres ou images destinées à l’illustration des livres, expriment d’emblée un art résolument italien, pleinement inscrit dans la Renaissance, avec ses références antiques et ses recherches sur l’anatomie et le rendu de la perspective. Reflets de leur temps, les premières gravures italiennes illustrent également les échanges artistiques entre l'Italie et l'Europe du Nord.

 

Fig. 1. Antonio POLLAIUOLO (1429-1498). Combat d’hommes nus, vers 1470-1475. Burin, 42,4 x 60,9 cm (feuille). Cleveland, Museum of Art

 

1. Technique des premiers burins italiens

Du point de vue de la technique, les premières gravures au burin italiennes emploient un procédé classique, qui variera assez peu par la suite. On l’a vu, il dérive directement des techniques de l’orfèvrerie. La matrice métallique est gravée à l’aide d’un outil tranchant, le burin. Le graveur l’empoigne et le pousse sur le plaque de manière à créer, en creux, les lignes du dessin à reproduire. C’est une technique qui demande beaucoup de dextérité, notamment pour obtenir des traits nets et surtout pour créer les valeurs.

Ainsi, certaines gravures “primitives” italiennes présentent des maladresses ou des imprécisions. Il est tentant de voir là les signes d’un art encore naissant, en train d’être apprivoisé par les artistes et graveurs en herbe. Pourtant, certains graveurs “primitifs” font d’emblée preuve d’une grande maîtrise technique, et ont créé des chefs-d’œuvre. On songe par exemple à l’unique gravure connue d’Antonio Pollaiuolo, le célèbre Combat d’hommes nus [Fig. 1], réalisée vers 1470-1475, ou aux quelques gravures attribuées à Andrea Mantegna [Fig. 4].

Au XIXe siècle, l’historien de l’art Edward Kolloff, à qui l’on doit une publication sur Baccio Baldini, identifia deux manières de graver à Florence, qui se retrouvent plus ou moins dans les autres centres de création italiens: la manière fine, et la manière large. Il convient ici de nuancer cette dichotomie assez arbitraire: toutes les gravures italiennes du XVe siècle ne peuvent être forcément rangées dans l’une ou l’autre catégorie; certaines mélangent parfois les deux styles, ou utilisent des techniques différentes.

La manière fine présente des affinités évidentes avec la technique du nielle. Elle en dérive directement. Les traits sont finement gravés, nets et vigoureux. Des tailles courtes, légères, parallèles ou croisées, rapprochées, permettent de rendre les valeurs et le modelé. Un aspect velouté se dégage parfois des burins gravés de cette manière, évoquant les dessins à l’estompe. Baccio Baldini fut le grand représentant de cette manière à Florence [Fig. 2].

La manière large évoque plutôt les dessins à la plume. Les tailles sont longues, régulières, espacées et souvent parallèles. Les contours, la linéarité, sont prédominants par rapport au rendu des valeurs. Les gravures obtenues sont en général lumineuses, avec un rendu parfois brillant [Fig. 3]. Les traits étant plus profondément gravés, les plaques traitées en manière large permettent en général un nombre plus important d’impressions, par rapport aux gravures en manière fine. Aussi, certaines plaques gravées en manière fine, qui supportent moins bien les impressions répétées, ont parfois été retravaillées en manière large.

Fig. 2. Baccio BALDINI ou son atelier. Le Prophète Samuel, vers 1470-1480. Burin en manière fine, 14,1 x 10,6 cm. Londres, British Museum

Fig. 3. Ecole florentine, d’après Filippo LIPPI. L’Annonciation, vers 1490-1500. Burin en manière large. 22,5 x 16,4 cm. Londres, British Museum

Fig. 4. Andrea MANTEGNA (1431-1506). La Vierge à l’Enfant, vers 1480-1485. Burin, 20,6 x 20,8 cm. New York, Metropolitan Museum of Art

Ces deux manières de graver, on l’a dit, ne sont pas les seules à avoir été utilisées par les premiers graveurs italiens. Le style de Pollaiuolo, par exemple, mélange la manière large florentine et des tailles fines, parallèles ou en zigzag, qui servent à donner du volume à la musculature de ses personnages [Fig. 1]. Le style de Mantegna reprend en partie celui de Pollaiuolo et mélange les deux manières, avec d’autres formes de tailles en zigzag [Fig. 4]. Au tournant du XVIe siècle, Giulio Campagnola, actif à Venise, après avoir gravé dans un style inspiré de ceux de Mantegna et de Dürer, innove en mettant au point la technique du pointillé: les tailles sont remplacées par des points creusés à la pointe du burin. Plus ou moins épais et espacés, ils rendent ainsi les valeurs et les volumes, d’une manière originale qui sera assez peu reprise par ses contemporains [Fig. 11].

Les premières gravures italiennes ont fait l’objet, pour un bon nombre d’entre elles, de plusieurs états, sans parler de celles ayant été copiées. Il n’était pas rare que les graveurs retravaillent leurs plaques, usées par les passages répétés sous la presse. Ils pouvaient à cette occasion simplement retoucher les tailles afin de les “ouvrir” à nouveau, ou bien modifier le dessin, en ajoutant ou supprimant des détails. Certains graveurs copiaient également, avec plus ou moins de finesse, des gravures existantes. Ces deux pratiques témoignent d’une demande assez soutenue pour ce type d'œuvres nouvelles, et du succès qu’elles ont pu rencontrer.

 

2. Le style des premiers graveurs italiens

Les premières gravures italiennes, apparues en plein milieu du Quattrocento, à Florence d’abord puis dans les autres grands foyers artistiques de l’époque - Mantoue, Ferrare, Rome, Venise, Milan… - s’inscrivent naturellement dans l’art de la première Renaissance. Comme les peintres et les sculpteurs, les graveurs puisent leur inspiration dans l’architecture et la statuaire antique, en partie redécouvertes au XVe siècle en Italie - bien que l’héritage antique n’ait jamais véritablement été oublié en Italie pendant le Moyen Âge. Ils recherchent la beauté formelle, que ce soit au niveau des corps, représentés selon les canons antiques - contrapposto, nudité héroïque [Fig. 1, 6, 13 et 14] - ou des motifs décoratifs, qui puisent là-aussi dans un répertoire antiquisant - arcs de triomphe, grotesques, trépieds, guirlandes fleuries, etc [Fig. 2, 5, 10, 12 et 15]. Citons ici, par exemple, les frises ornementales et les éléments d’architecture gravés par Giovanni Antonio da Brescia [Fig. 7], au tournant du XVIe siècle, ou son interprétation du célèbre Laocoon [Fig. 6]. La construction des scènes montre aussi, souvent, un souci de cohérence dans le traitement de l’espace, grâce à la perspective. L’influence des traités d’Alberti (De pictura, 1435) et de Piero della Francesca (De prospectiva pigendi, vers 1475) est décelable [Fig. 3, 5, 10].

Toutefois, certaines compositions restent marquées par les canons médiévaux, bien que ces gravures soient minoritaires. Aussi, comme évoqué plus haut, contrairement à la peinture pour laquelle on peut considérer que certains peintres ont atteint un réelle perfection d’exécution, il faut constater qu’un nombre important d’estampes primitives italiennes, y compris celles réalisées par les graveurs les plus connus, présentent des incohérences ou des imperfections formelles, que ce soit dans la construction de l’espace, le rendu de l’anatomie ou la finesse des détails. On en retrouve, par exemple, chez Robetta [Fig. 14], ou chez nombre de petits maîtres anonymes. Ces faiblesses contribuent au charme de ces premières gravures.

Fig. 5. Francesco ROSSELLI (1445-av.1513), attribué à. La Présentation au Temple, vers 1490-1500. Burin, épreuve du 2e état, 22,4 x 16,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig. 6. Giovanni Antonio DA BRESCIA (vers 1460-1523). Le Laocoon, vers 1520. Burin, 28,5 x 25,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig. 7. Giovanni Antonio DA BRESCIA (vers 1460-1523). Chapiteau, masque et base de colonne, vers 1515. Burin, 15,6 x 11,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Les premiers graveurs italiens ont souvent puisé leur inspiration chez les grands maîtres contemporains, italiens comme étrangers. La circulation des gravures entre l’Europe du Nord et la péninsule, de même que les voyages des artistes, ont permis des emprunts et des inspirations réciproques, quant il ne s’agissait pas de copier simplement les gravures des grands maîtres nordiques. On retrouve ainsi, chez un graveur comme Robetta, des motifs directement empruntés à des artistes nordiques: Martin Schongauer, le Maître IAM de Zwolle [Fig. 8 et 9] et surtout Albrecht Dürer. Preuve du succès de ce dernier en Italie, il aurait été jusqu’à intenter un procès à Marcantonio Raimondi (selon une anecdote rapportée par Vasari, qui n’est pas exempte de critique), qui avait copié à la lettre ses gravures en y apposant le célèbre monogramme “AD” du maître allemand.

Fig. 8. Maître IAM de Zwolle. L'Adoration des Mages, 1460-1490. Burin, 35,3 x 23,9 cm. Vienne, Albertina Museum

Fig. 9. Cristofano ROBETTA (1462-ap.1534). L'Adoration des Bergers. Burin, épreuve du 2e état. Vienne, Albertina Museum

Les graveurs s’inspirèrent aussi, naturellement, des grands maîtres italiens de la Renaissance. Il faut noter ici qu’ils n’ont pas, sauf rares exceptions, servilement copié leurs tableaux. Ils ont pu en reprendre certains motifs, certains personnages, certaines constructions, mais ils les ont fusionnés avec d’autres sources ou des motifs directement sortis de leur imagination. A Florence, Baccio Baldini et Francesco Rosselli reprennent le style de Sandro Botticelli [Fig. 5, 15, 22 et 23], à tel point que pendant longtemps certains ont cru que le maître s’était lui-même essayé à la gravure. A Mantoue puis à Ferrare, les créations d’Andrea Mantegna ont suscité l’engouement de plusieurs graveurs, parfois anonymes ou dont les oeuvres font l’objet d’attributions disputées (Zoan Andrea, Giovanni Antonio da Brescia), qui ont largement repris son style pour créer leurs estampes. A Venise, Giulio Campagnola s’inspire des œuvres de Giorgione et de Titien [Fig. 11], tandis que Jacopo de Barbari et Girolamo Mocetto font honneur à Giovanni Bellini. En Lombardie encore, des artistes anonymes gravent dans le goût de Léonard de Vinci. Il est vrai que certains d’entre eux ont directement copié certaines de ses œuvres, à commencer par la célèbre Cène [Fig. 10]. Mais la copie directe ne représente qu’une faible proportion des œuvres gravées au cours de cette première période de l’estampe en Italie.

On peut donc qualifier les premières gravures italiennes de créations originales. Ce ne sera plus le cas pour la majorité des estampes créées après 1500. A la suite de Marcantonio Raimondi et de ses élèves, qui ont allègrement reproduits en gravure les peintures de Raphaël, la plupart des graveurs italiens furent des copistes, plus ou moins talentueux. Rares en effet furent les artistes italiens à produire ensuite des gravures originales (on songe à Stefano Della Bella au XVIIe siècle, à Tiepolo et à Piranèse au XVIIIe).

Fig. 10. Ecole de Léonard DE VINCI, d'après Giovanni Pietro DA BIRAGO. La Cène au chat dans une bordure, 1500-1510. Burin, 28,9 x 45 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

 

Fig. 11. Giulio CAMPAGNOLA (v.1482-1516). Vénus allongée dans un paysage, vers 1510-1515. Burin, 12,1 x 18,2 cm. Londres, British Museum

 

3. Les sujets des premières gravures italiennes

Sans surprise, les sujets les plus prisés des premiers graveurs italiens sont les sujets religieux. Ils représentaient, selon Gisèle Lambert, 65% des premières gravures florentines. Il n’y a rien de surprenant à cela, compte tenu que la majeure partie des œuvres d’art créées au Quattrocento étaient des œuvres religieuses. Si la Renaissance voit le développement de l’humanisme - né bien avant, dès le Moyen Âge, sous la plume d’un Pétrarque, par exemple - qui place l’Homme au centre de l’univers, elle ne met toutefois pas Dieu de côté. Le goût des élites pour une Antiquité retrouvée, ses récits, ses dieux et ses héros, qui a conduit certains ecclésiastiques à crier au paganisme, n’a pas supplanté la place capitale que jouait l’Eglise catholique dans la société occidentale. La piété populaire restait ardente, et la foi des élites politiques et savantes demeurait, sauf exception, sincère. L’épisode de la théocratie instaurée à Florence par Savonarole, entre 1494 et 1498, qui a fortement marqué la population et les artistes, en est un exemple frappant. Botticelli, qui a connu cette période, et qui avait inspiré les premiers graveurs florentins, s’est enfermé à la fin de sa carrière dans un mysticisme exacerbé, qui a influencé ses dernières œuvres.

La création artistique, qui résultait surtout des commandes émanant de la classe dominante et de l’Eglise, reflétait donc naturellement l’importance de la religion dans la société. Si le style des œuvres, comme on l’a vu plus haut, a été marqué par les apports de la Renaissance, l’iconographie et les sujets traités, eux, ont assez peu évolué. Comme les peintres et les sculpteurs, les premiers graveurs italiens se sont plu à représenter des scènes bibliques, le plus souvent tirées du Nouveau Testament [Fig. 3, 5, 9 et 10], des scènes de la vie de la Vierge ou des saints, ainsi que des saints personnages - le Christ, la Vierge à l’Enfant, les apôtres, les saints particulièrement vénérés dans les villes ou régions où exercent les graveurs - figurés seuls ou en groupe, dans des compositions simples ou au contraire richement ornées [Fig. 4, 12 et 13].

Après les sujets religieux, les sujets les plus traités par les graveurs sont ceux inspirés de l’Antiquité: personnages ou scènes mythologiques et historiques [Fig. 1, 14 et 20], allégories parfois moralisatrices puisant leurs sources dans des références ou une iconographie antique, ou encore gravures d’ornements faisant la part belle aux feuilles d’acanthe, aux trophées, aux trépieds, aux mascarons et autres grotesques [Fig. 7]. La récurrence de ces thèmes témoigne évidemment de l’engouement des graveurs pour l’esthétique antiquisante, et les inscrit pleinement dans l’art de la Renaissance.

Fig. 12. Baccio BALDINI ou son atelier. La Vierge à l'Enfant entre saint Sébastien et sainte Catherine, vers 1480-1490. Burin, 25,7 x 18,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig. 13. Lucantonio DEGLI UBERTI, attribué à. Saint Sébastien, début du XVIe siècle. Burin, 17,7 x 11,3 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig. 14. Cristofano ROBETTA (1462-ap.1534), d'après Antonio POLLAIUOLO (1429-1498). Hercule et Antée. Burin. Vienne, Albertina Museum

Une série de gravures attribuée à Baccio Baldini, Les Prophètes et les Sibylles, datée de vers 1470-1475 [Fig. 2], opère la synthèse entre art sacré et inspiration antique. Cette mise en rapport entre les prophètes bibliques et les sibylles, ces prophétesses païennes, dont la plus connue est sans doute celle de Tibur, qui aurait annoncé à Auguste la naissance du Christ, date du Moyen Âge. Elle ne pouvait qu’être du goût des humanistes de la Renaissance, qui l’ont reprise et développée. Marsile Ficin, poète, philosophe et humaniste, directeur de l’Académie platonicienne de Florence, dans son Traité de la religion chrétienne (1474), élevait Platon au rang de prophète et évoquait l’autorité des sibylles. Foi chrétienne et pensée antique n’étaient pas foncièrement opposées, comme tentèrent de le démontrer nombre de savants.

Les sujets profanes ne puisant pas à la source antique sont plus rares. Parmi eux, il convient d’évoquer des séries de gravures, avec en premier lieu les “tarots”, dont l’exemple le plus connu est le Jeu du Gouvernement du monde, dit Tarots de Mantegna, daté de vers 1465 [Fig. 19]. Les cinquante gravures qui composent cette série sont réparties entre plusieurs thèmes offrant une certaine vision du monde: les planètes et les sphères, les arts libéraux, les sciences, les vertus, les muses ou encore la hiérarchie sociale, qui va du mendiant au pape. De nombreuses interprétations de ces images ont été données; elles avaient sans doute une portée éducative et encyclopédique, et traduisent une vision humaniste du monde. La série des Planètes, attribuée à Baccio Baldini [Fig. 15], œuvre majeure de la première gravure florentine, est elle aussi d’inspiration profane. Les sept planches qui la composent illustrent l’influence des planètes sur les hommes et ses activités. Elles sont un témoignage poignant de l’importance de l’astronomie et de l’astrologie pour les hommes du Quattrocento, époque à laquelle ces disciplines ont connu leur apogée en Italie. On trouve aussi, parmi les gravures profanes, de rares sujets grotesques ou populaires, à forte résurgence médiévale. C’est le cas d’une estampe florentine anonyme, La Vieille Femme aux saucisses ou Danse de carnaval [Fig. 16].

Fig. 15. Baccio BALDINI ou son atelier. Vénus, vers 1465. Burin, 32 x 21,5 cm. Londres, British Museum

Fig. 16. Ecole florentine. La Vieille Femme aux saucisses, ou Danse de carnaval, 2e moitié du XVe siècle. Burin en manière large, 36,1 x 56,4 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig. 17. Zoan ANDREA ou suiveur de Léonard DE VINCI. Portrait de femme en buste, vers 1500. Burin, 40,4 x 29,2 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Contrairement à leurs confrères du Nord de l’Europe, les premiers graveurs italiens se sont peu essayé à la scène de genre. On les retrouve surtout dans un type d’estampes très spécifique, dont peu d’exemplaires nous sont parvenus, regroupées sous l’appellation de “gravures Otto”, du nom du collectionneur qui les avait réunies au XVIIIe siècle [Fig. 20]. Communément attribuées à Baccio Baldini, elles figurent, dans un format circulaire qui trahit leur fonction (cf infra), outre des figures religieuses, des scènes galantes, des scènes de chasse, des personnages parfois grotesques, mais aussi des éléments héraldiques. Le tout dans des bordures empruntant largement au vocabulaire ornemental antique. Certaines figurent, dans des médaillons, des visages vus de trois-quart ou de profil. Il est difficile d’y voir de véritables portraits. Il faut dire que ce genre est tout à fait anecdotique dans la première gravure italienne [Fig. 17].

 

4. Les fonctions de l'estampe en Italie

Les fonctions de l’estampe en Italie varient peu par rapport au Nord de l’Europe. Les gravures religieuses jouent le rôle d’images de piété, de supports de la foi chrétienne. Il est difficile de savoir, faute de sources, à qui ces images pieuses étaient réellement destinées. Si, plus tard, l’estampe est devenu un moyen économique de diffuser l’image, y compris dans les couches les plus modestes de la population, on dispose de peu d’informations quant à la commercialisation des premières gravures italiennes. Etaient-elles réservées, comme celles qui illustrent les livres, aux élites ? Ont-elles pu entrer dans les intérieurs des classes intermédiaires, voire modestes ? Il semblerait qu’elles aient surtout circulé entre les mains des élites politiques et savantes, mais aussi entre les artistes, qui s’en servaient de modèles.

Comme vu plus haut, de par leur nature, les gravures sont en effet de formidables vecteurs de diffusion des styles et des modèles, que ce soit à l’intérieur de la péninsule ou entre l’Italie et l’Europe du Nord. Si certains artistes ont pu voyager entre les différents Etats et villes italiens, s’imprégnant et s’inspirant des œuvres locales rencontrées lors de leurs séjours, plus rares sont ceux qui ont pu traverser les Alpes. On songe ici à Jacopo de’ Barbari, l’un des premiers à s’être rendu en Allemagne et aux Pays-Bas, où il connut une carrière brillante. Il y retrouva notamment Dürer, qu’il avait déjà rencontré lors du voyage de ce dernier à Venise. La rencontre entre les deux artistes fut fructueuse. Leurs œuvres témoignent en effet d’influences partagées. De même, les gravures italiennes, en circulant entre les différents centres artistiques italiens, permirent aux artistes de s’inspirer des styles des uns et des autres, de reprendre des motifs, une iconographie spécifique, une manière de graver. Les gravures d’ornements servirent par ailleurs de modèles aux architectes et aux peintres décorateurs.

Les “gravures Otto”, à la forme circulaire caractéristique, étaient destinées à être collées sur des coffrets à bijoux, des boîtes de toilettes ou divers autres petits récipients précieux. Inutile de dire qu’elles étaient réalisées pour une clientèle aisée, voire prestigieuse. Certaines portent en effet les armoiries des Médicis. D’autres réservent, dans le décor, des encarts vierges, permettant à leurs propriétaires d’y inscrire leur nom ou leurs armoiries [Fig. 20].

Les gravures à portée symbolique, allégorique ou morale étaient d’évidence elles aussi destinées à une clientèle aisée et cultivée. Parmi elles, on trouve les fameux tarots. Chaque estampe qui les compose porte une signification précise, parfois complexe, et doit également être comprise au regard de la série entière. Ainsi en est-il des Tarots de Mantegna [Fig. 19], déjà évoqués plus haut. Les cinquante gravures qui forment cette série portent chacune une lettre, le nom de la figure représentée, et une numérotation en chiffres romains et arabes. Ces légendes permettent de classer les figures en cinq groupes, désignés par les lettres (E pour les différentes conditions humaines, D pour les neufs muses et Apollon, G pour les arts libéraux et les sciences, B pour les trois principes cosmiques et les sept vertus, et enfin A pour les planètes et autres sphères célestes). La numérotation en lettres est opposée à celle en chiffres, ce qui suggère deux sens de lecture possibles: de la condition la plus élevée, Dieu, à la condition la plus modeste, le mendiant, et inversement. L’ensemble des figures et leur classement constitue un support de réflexion sur l’organisation sociale et la place de l’Homme dans le cosmos, une modélisation humaniste de cette organisation. Il fallait donc, pour comprendre le sens de ces gravures (qui nous échappe partiellement aujourd’hui), avoir les codes culturels nécessaires, ce qui n’était pas à la portée de tout le monde. Certains auteurs, toutefois, voient dans les Tarots de Mantegna une manière ludique d’éduquer le peuple à l’aide de ces images.

Cette fonction de diffusion du savoir ou de l’information au plus grand nombre se retrouve dans les placards gravés, qui pouvaient être affichés aux portes ou au murs des églises et autres monuments publics. C’est le cas par exemple de La Prédication du frère Marc, attribuée au Florentin Francesco Rosselli [Fig. 21]. Cette gravure figure de manière symbolique un mont de Piété créé à Londres au XIVe siècle, et la prédication du moine franciscain Marco da Monte Santa Maria in Gallo, qui développa un établissement similaire à Florence. D’après les exemplaires qui sont parvenus jusqu’à nous, les gravures de placard étaient très minoritaires.

Fig. 19. Maître de la Série S. La Prudence, Série des Tarots de Mantegna, vers 1465. Burin, 17 x 9,2 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France

Fig. 20. Baccio BALDINI ou son atelier. Jason et Médée, vers 1465-1480. Burin avec dessin à l'encre brune, 14,9 cm. Londres, British Museum

Fig. 21. Francesco ROSSELLI (1445-av.1513), attribué à. La Prédication du frère Marc et les Sept oeuvres de Miséricorde, vers 1470-1485. Burin, 49,5 x 37,5 cm. Londres, British Museum

Enfin, la gravure a très tôt servi, comme au nord des Alpes, à illustrer les livres. Si la technique la plus utilisée pour l’illustration reste la xylographie, la gravure sur métal a parfois été privilégiée. En témoignent deux ouvrages illustrés florentins: Il Monte Santo di Dio d’Antonio Bettini (Florence, Niccolò di Lorrenzo, 1477), orné de trois gravures imprimées pour la première fois sur les pages mêmes de l’ouvrage [Fig. 22], et la huitième édition de La Divine Comédie de Dante, commentée par Cristoforo Landino (Florence, Niccolò di Lorrenzo, 1481), ornée de nombreuses gravures [Fig. 23]. Ces illustrations sont attribuées à Baccio Baldini ou à son atelier, et ont peut-être été réalisées d’après des dessins de Sandro Botticelli. Elles tranchent nettement, par leur finesse et la profusion des détails, avec les gravures sur bois, au demeurant assez rares, qui servent à l’illustration des livres dans les grands centres d’édition de l’époque.

Fig. 22. Baccio BALDINI ou son atelier. Le Christ en gloire, in Antonio Bettini, Il Monte Santo di Dio, 1477. Burin avec dessin à l'encre brune, 25,7 x 18 cm. Londres, British Museum

 

Fig. 23. Baccio BALDINI ou son atelier. Dante, Virgile et les Centaures, in Dante, La Divine Comédie commentée par Cristoforo Landino, 1481. Burin, 9,7 x 17,4 cm. Londres, British Museum

 

Sources et bibliographie

  • Gisèle LAMBERT. Les premières gravures italiennes, Quattrocento – début du Cinquecento. Inventaire de la collection du département des Estampes et de la Photographie. Paris, Bibliothèque nationale de France, 1999
  • Henri DELABORDE. La gravure en Italie avant Marc-Antoine (1452-1505). Paris, J. Rouam, 1883
  • Georges DUPLESSIS. Histoire de la gravure en Italie, en Espagne, en Allemagne, dans les Pays-Bas, en Angleterre et en France. Paris, Hachette, 1880
  • Jean-Eugène BERSIER. La gravure : les procédés, l’histoire. 4e édition. Paris, Berger-Levrault, 1984
  • Eugène ROUIR. La gravure des origines au XVIe siècle. Paris, Editions Somogy, 1971
  • Johann David PASSAVANT. Le peintre-graveur. Tome Premier. Leipzig, Rudolph Weigel, 1860
  • Sites internet du musée du Louvre, de la Bibliothèque nationale de France, du British Museum de Londres, du Metropolitan Museum of Art de New York et de l'Albertina de Vienne

Date de dernière mise à jour : 27/08/2025